Entretien avec Robert Castle

MM : Vous avez dirigé plus tôt cette année un stage de théâtre sur « la Méthode » pour des comédiens danois à Copenhague. Pouvez-vous me raconter votre expérience en général ?

RC : Le stage a accueilli dix-huit personnes, sept heures par jour pendant deux semaines, du lundi au vendredi. C’était un bon défi. Beaucoup des comédiens présents étaient des acteurs professionnels, et dans quelques cas des chanteurs professionnels qui se dirigeaient vers le jeu, si bien que le niveau était très élevé. Beaucoup des participants étaient très doués, aussi ça a été un challenge pour moi et cela m’a poussé à réellement diriger mon attention et me concentrer sur ce que je faisais et comment j’appliquais la Méthode comme technique. Dans les premiers jours, je leur ai appris quelques exercices de mémoire sensorielle basiques et une relaxation très détaillée que j’ai développée. La relaxation est un exercice préliminaire fondamental pour leur montrer comment obtenir un état créatif – un état mental, physique, émotionnel et spirituel qu’ils peuvent commencer à appliquer à leur personnage dans le travail des scènes.

MM : Comment était-ce de travailler avec des comédiens danois, comparé aux Américains ?

RC : J’ai trouvé cela très rafraîchissant. Les comédiens danois étaient très exigeants. Ils avaient très envie de découvrir cette technique, et ils avaient tout un tas de questions. Ils étaient prêts à expérimenter – presque tous. Je trouve que les acteurs américains sont aussi comme cela, mais il y a – je ne veux pas être négatif en ce qui concerne les comédiens américains, j’ai évidemment travaillé avec certains d’entre eux qui étaient merveilleux mais en parlant en termes de pourcentages, je

dirais que j’ai vraiment été époustouflé par le travail des acteurs danois. Vous savez, aux États-Unis, il existe une tendance qui fait que les gens veulent souvent juste devenir des stars de cinéma – apprendre juste assez pour marcher et parler en ayant l’air beau ou belle. Je ne dis pas qu’ils sont tous comme cela, mais quelques-uns le sont, et je n’ai pas du tout retrouvé cette attitude au Danemark. Ils étaient tous fondamentalement intéressés par l’art du jeu.

MM : Avez-vous éprouvé une difficulté particulière du fait que les participants au stage venaient d’horizons très différents – du point de vue de leur éducation et de leurs intérêts artistiques ? Certains venaient d’écoles de théâtre académiques rattachées à l’État, d’autres avaient étudié à l’étranger, d’autres encore n’avaient pas conscience de leur technique ou s’étaient inventé la leur, etc. Surtout qu’au Danemark, la notion de « méthode » – pas dans le sens de « la Méthode » de Strasberg, mais n’importe quelle méthode de jeu – n’est pas tant une préoccupation chez les comédiens, contrairement à ce qui semble être le cas aux États-Unis ?

RC : J’ai pu apprécier chez les comédiens différentes habiletés et techniques. Ceux qui étaient passés par une école de théâtre académique du Danemark étaient très différents les uns des autres, mais ils avaient tous une tendance à maîtriser leurs voix et leurs mouvements. Ils avaient tendance à être très ingénieux, mais très externes – un peu artificiels dans leur façon de jouer. Par contre, ils avaient de bonnes idées vis-à-vis des personnages et de la représentation, ce qui était un avantage pour eux. En général, ils

semblaient comprendre, surtout les plus âgés d’entre eux, qu’il manquait quelque chose à leur technique. Ils avaient la sensation de ne pas réellement vivre l’expérience du personnage, mais en gros de « surfer sur la vague de leur talent », comme j’appelle cela, ce qui veut dire être ingénieux et un peu artificiel. Et le public accepte cela, il a même tendance à célébrer les comédiens pour cela. Mais ce même public ne percevra pas forcément l’histoire ou la pièce. Il n’est pas sincèrement touché par ce qu’il voit, il ne s’y identifie pas. Et c’est pourtant vraiment le but de l’art, et de la technique de la Méthode ou plutôt de l’acteur qui applique les principes de la Méthode dans son travail –, attirer le public si profondément dans l’histoire qu’il peut avoir la sensation d’expérimenter la pièce, de vivre ce que les personnages vivent. Nous ne voulons pas simplement que le public regarde la pièce comme un spectateur et qu’il soit ébloui, nous – la Méthode, parce que le comédien expérimente le rôle d’une telle façon – voulons attirer le public à l’intérieur de la pièce, jusqu’à ce qu’il s’engage émotionnellement. Mon sentiment est que si vous voulez voir un spectacle, être ébloui par la performance des artistes sans nécessairement ressentir l’âme de la pièce, alors allez voir le Cirque du Soleil. C’est d’ailleurs ce que je fais, exactement pour cette raison. Mais pas pour Ibsen, Tchekhov, Tennessee Williams, ou même Shakespeare.

Certains des participants les plus jeunes, qui étaient passés par des écoles académiques, étaient un peu plus résistants au début vis-à-vis du côté intérieur de la technique que la Méthode fournit. Ils étaient très attachés à leur ingéniosité – ils avaient été applaudis pour cela, je pense. Il leur a fallu trois à cinq jours pour finalement lâcher prise. J’ai trouvé que c’était un challenge très intéressant. Je l’avais déjà expérimenté avec d’autres comédiens, mais parce que c’était un workshop intensif, je devais faire face à leurs résistances toute la journée, tous les jours. Ensuite nous faisions un exercice particulier et nous l’appliquions à leur travail, et je les dirigeais sur une scène ou un monologue – ce que je sais être un peu irritant pour eux –, mais tous ceux qui les regardaient pouvaient voir la différence, entre la façon dont ils jouaient la scène en usant de leur ingéniosité, et la façon dont ils jouaient quand ils étaient forcés à réellement expérimenter la scène. Ensuite, le talent et l’habileté qu’ils ont développés à l’académie se révélaient utiles, parce qu’ils savent effectivement très bien se mouvoir sur scène, et ils parlent très bien. Et une fois qu’on peut leur faire vivre l’expérience du personnage, ces choses-là sont de très bons outils d’expression. Et ils pouvaient – pour la plupart – voir par eux-mêmes à la fin de la première semaine qu’il y avait quelque chose pour eux dans cette technique de la Méthode. Et alors ils avaient soudain plein de questions, comme : « Comment est-ce que je fais ça ? », « Comment est-ce que je mets ceci en application ? », « Comment est-ce que je peux expérimenter cela encore plus profondément ? », et ainsi de suite.

MM : Peter Gantzler m’a dit quelque chose pendant le workshop, que j’ai trouvé très beau. Il a dit qu’il trouvait frappant de voir comment vous ne vous « gênez pas vous-même ». Man står ikke i vejen for sig selv, en danois. Avez-vous trouvé que certain comédiens danois se gênaient eux-mêmes en tant que comédiens, d’un point de vue créatif, par exemple en intellectualisant le travail, en étant vaniteux, en cherchant à être un peu trop malin, et ainsi de suite ?

RC : Il y a une chose intéressante dans le jeu – et j’imagine dans toute forme d’art : alors que les comédiens sont célébrés pour leur côté égocentrique – et j’imagine que nous le sommes dans notre vie… plus que la plupart

des gens – lorsque nous jouons vraiment, l’ego disparaît. Lorsqu’on se connecte totalement au personnage que l’on joue, aux circonstances et au dilemme du personnage, alors notre ego, notre identité, notre conscience de nous-même s’évaporent. Et nous nous gênons souvent nous-mêmes en essayant de mettre en avant notre propre créativité, notre côté glamour ou humoristique, notre beauté, notre ingéniosité, ou quel que soit ce que nous croyons être notre point fort. Ces choses-là, effectivement, nous empêchent de réellement expérimenter le rôle.

La créativité, dans le jeu, arrive à la fin du processus, pas au début. C’est une chose qui est très difficile à appréhender pour les gens talentueux, au départ. Mais le jeu est un art d’interprétation. À moins de faire de l’improvisation, qui est fondamentalement de la création. Non pas que les comédiens ne soient pas créatifs, nous le sommes, nous sommes très créatifs, mais composer, Bach, Beethoven, Tchaïkovski, ça, c’est un art créatif. L’écriture est un art créatif. La peinture, n’importe quelle forme d’art où l’on invente l’histoire depuis une idée originale, est techniquement une forme d’art créative. Mais un violoniste dans un orchestre – même le grand Jascha Heifetz, qui est sublimement créatif – il reste l’interprète de Tchaïkovski. Alors du point de vue technique, le jeu reste un art d’interprétation, et ce que cela veut dire, c’est que… Reprenons l’exemple du violoniste : il doit d’abord apprendre les notes de musique que Tchaïkovski a écrites. Par exemple, si vous écoutez l’Opus 35, vous entendez dix violonistes différents et ils sont tous bons ou très bons, et ils jouent tous les notes telles qu’elles ont été écrites par Tchaïkovski, personne ne les change, pourtant, ils sont tous incroyablement

différents. Et si vous écoutez Heifetz jouer ce morceau – c’est – eh bien, il doit d’abord apprendre les notes, puis il doit essayer de comprendre pourquoi Tchaïkovski a écrit ces notes de cette façon. Il doit utiliser son imagination, il doit se demander : « Quel était l’état d’esprit de Tchaïkovski ou ses émotions lorsqu’il a écrit cela ? » Quand j’écoute ce morceau, je vois toutes ces merveilleuses vallées russes où coulent des rivières, et puis une marche triomphale, et beaucoup d’autres choses, et je suis sûr que Heifetz a ses propres visions, mais il ne peut réellement appliquer ce qu’il pense et ressent que lorsqu’il a découvert le plus d’informations possibles sur Tchaïkovski et son travail. Il doit d’abord se connecter à la créativité de Tchaïkovski avant d’appliquer la sienne. Et le côté technique des passages de notes – qui peut tout à fait se comparer au texte que l’acteur doit apprendre, les mots et les actions nécessaires – une fois que cela est fait, une fois que vous pouvez effectivement jouer le morceau entièrement, bien que ce ne soit pas encore intéressant, vous jouez maintenant du Tchaïkovski. Alors seulement vous pouvez voir ce que jouer ce morceau réveille dans vos sentiments, alors votre créativité peut vraiment se révéler. C’est donc à la fin du processus que vous devenez créatif, et non au début.

Le problème d’un art d’interprétation pour les gens talentueux est que votre talent voudrait être créatif immédiatement, sans attendre. Et vous n’avez pas encore fait les recherches, vous n’avez pas encore appris les notes, et c’est ce que je remarque avec les gens très talentueux, c’est qu’il est difficile pour eux de se montrer patients. Il y avait quelques personnes au workshop qui n’avaient pas bénéficié d’une grande formation et qui étaient même un peu… j’imagine qu’on pourrait dire maladroits ou gauches, et c’était intéressant avec eux, dans un cas particulièrement : la personne avait beaucoup de vie en elle, une âme prête à sortir et à s’épanouir. Et parce que cette personne était un peu maladroite et ne s’inquiétait pas de sa technique externe, elle n’essayait pas d’être ingénieuse, et ce qui est sorti de son jeu relativement rapidement était très, très intéressant, et a vraiment commencé à être une expérience de la vie du personnage.

Bien sûr, ces gens-là n’ont pas le raffinement des gens qui sortent de l’Académie de théâtre danoise, mais suivant le rôle à jouer elles n’en ont pas forcément besoin, ou alors elles peuvent le développer elles-mêmes, prendre des cours de voix, des cours de mouvement, etc.

MM : Qu’est-ce que vous recherchez lorsque vous travaillez avec des comédiens ? Et comment définissez-vous le talent chez un comédien ?

RC : Je dirais premièrement… ou plutôt il y a un certain nombre de premièrements : tout d’abord, une connexion physique claire et confiante, pour que son mode d’expression soit centré et solide. Il faut que son corps illustre exactement les impulsions qu’il a, qu’il n’en fasse ni trop ni pas assez. Il peut simplement être assis là, et avoir du pouvoir. Le pouvoir est très important ! Quelqu’un qui se rend compte de son pouvoir, et ça ne doit pas nécessairement être le pouvoir d’un lion, ce peut être le pouvoir d’un fou du roi, ce peut être un pouvoir très particulier, un pouvoir amusant, mais c’est un pouvoir et il est centré sur ce pouvoir, il le détient.

Beaucoup de gens ont plusieurs types de pouvoir, qu’ils peuvent rassembler. C’est une des choses que je cherche à trouver. Une autre chose est une vie intérieure très riche. Quelqu’un qui ressent beaucoup, imagine beaucoup, pense beaucoup, et qui est unique en ce sens. Et il n’y a personne d’autre comme lui, il y a quelque chose en lui que je n’ai vu chez personne d’autre. Quelqu’un aussi qui a une connexion très forte avec ce que nous partageons tous en tant qu’êtres humains, si bien qu’il est très perspicace et empathique. Et aussi un peu – je dois bien l’admettre – les

gens qui sont un peu, même s’ils sont peutêtre timides dans la vie, les gens qui aiment se mettre en valeur. Soyons honnêtes, nous sommes des frimeurs, d’une certaine façon. Notre côté frimeur doit être canalisé pour devenir quelque chose de naturel et d’empirique. Les gens qui se lancent dans le théâtre uniquement pour frimer doivent être calmés un peu au début, parce qu’ils sont artificiels, mais ce n’est pas un mal de l’être au début tant que l’on n’est pas marié à cet état, tant que l’on se rend compte que le côté artificiel est présent.

MM : Pouvez-vous me parler un peu de votre propre parcours, qui vous a amené à devenir comédien, puis metteur en scène et enfin professeur de la Méthode ?

RC : J’ai voulu devenir comédien à partir de mes 14 ans à peu près. J’ai fait quelques petites choses, des pièces de théâtre à l’école, etc., à Los Angeles, où j’ai grandi. Mon Dieu, c’est dur de se rappeler de souvenir aussi lointains. J’avais tendance à trouver, même à cet âge, des rôles qui ne sont pas communs. Je n’étais pas super emballé à l’idée de jouer Roméo, mais plutôt des personnages qui étaient fous, soûls, bizarres d’une certaine façon. J’imagine que j’avais juste envie de choquer les gens – j’étais un adolescent. Mais parce que la plupart des gens n’étaient pas intéressés par ces rôles, je les récupérais. Je n’ai aucune idée de si j’étais bon à cet âge. J’adorais aussi la culture en général, et l’histoire et les arts, vraiment je suis très curieux… à propos du monde, des choses comme l’athlétisme, la façon dont ils s’entraînent… toutes sortes de choses, mais plus particulièrement les gens qui vont chercher loin en eux pour parvenir à faire quelque chose d’extraordinaire.

Puis j’ai été accepté à UCLA (Université de Californie) dans le département de théâtre. Mais avant d’aller là-bas, j’ai fait un stage d’été au Lee Strasberg Institute, et j’ai tellement été fasciné par la Méthode que j’ai continué d’aller là-bas en même temps qu’à l’université. J’ai même eu quelques problèmes avec le département de théâtre de l’université, parce que j’étais jeune et un peu arrogant. J’avais

tendance à les envoyer balader, grâce à mes « connaissances supérieures » apprises au Lee Strasberg Institue. (Rires). Au début, j’ai travaillé avec Walter Lott et Bill Traylor. C’est quand j’ai été choisi par Strasberg lui-même pour jouer dans une pièce que j’ai pu travailler directement avec lui. John David Garfield dirigeait la pièce, et Strasberg supervisait le projet. J’avais un bon rôle dans la pièce, et nous avons fini par la jouer à l’Actors Studio. J’étais plutôt jeune à l’époque – 18 ans. Après les représentations à l’Actors Studio, nous avons joué la pièce dans un théâtre, le Evergreen Stage, et nous l’avons représentée pas mal de fois, avec du succès. Carol Goodhart, qui enseigne maintenant au HB Studio (école de théâtre située dans le West Village à New York, qui a été mise en place par Uta Hagen), avait le premier rôle. Elle m’a présentée son agent avec qui j’ai signé un contrat, et qui m’a envoyé à des castings.

Puis j’ai obtenu le premier rôle dans le pilote d’une série sur CBS qui s’appelait « Si je t’aime, suis-je coincé pour toujours ? ». Ça a plutôt bien marché et la série a été achetée par CBS. C’est alors que j’ai commencé à travailler comme un dingue, je courais partout. Alors ils m’ont viré de l’université. Le principal m’a fait venir et m’a dit : « Qu’est-ce que tu fais ? Tu manques des cours ! Décide si tu es un acteur ou un étudiant. » J’ai répondu : « Je suis les deux. » Alors il a dit : « Non, ce n’est pas possible. » Du coup, j’ai dit : « OK, alors je suis un acteur. » D’une certaine façon, je le regrette, et d’une autre pas. J’étais à New York pour faire du théâtre, je suis retourné à Los Angeles où j’ai tourné plus de films et pour la télévision, et où j’ai aussi commencé à faire beaucoup de théâtre. Pendant le temps où j’avais travaillé avec Strasberg, qui était formidable, j’avais aussi commencé à travailler avec Peggy Feury, qui était professeur au Lee Strasberg Institute.

MM : Qu’est-ce qui faisait que Strasberg était formidable ? C’était sans doute très différent de travailler avec lui que l’image qu’on se fait de lui en lisant ses livres.

RC : Il avait la capacité de faire une sorte de diagnostic d’un comédien : il trouvait ensuite quelque chose de créatif à lui faire faire, un exercice, ou bien il lui donnait une indication qui permettait au comédien de s’ouvrir d’un point de vue créatif pour trouver une solution intéressante à son problème. Il avait une capacité étonnante dans ce domaine. Et il était capable de repérer immédiatement les tics et schémas de pensée des comédiens. Il voyait s’ils avaient un blocage quelque part, ou s’ils étaient trop vaniteux. Il voyait aussi s’ils n’étaient pas prêts à faire quelque chose comme le personnage l’aurait fait, dans un niveau de travail avancé, par peur d’endosser une caractéristique du personnage. Il était comme les Russes capable d’une concentration extraordinaire. C’est quelque chose que l’on retrouve beaucoup chez les comédiens du théâtre russe qui utilisent la méthode de Stanislavski. Mais ensuite, j’ai commencé à étudier avec Peggy Feury. Je l’ai trouvée absolument brillante !

MM : Je ne crois pas que Peggy Feury soit connue du monde du théâtre danois et des lecteurs. Pouvez-vous me parler un peu plus d’elle ?

RC : Peggy est partie de l’Institut après la mort de Strasberg. Quelques années plus tard, je me suis retrouvé dans la master class de Peggy au Loft Studio. Nous étions à peu près douze élèves dans cette classe, et je dirais que la moitié d’entre nous sont devenus très connus, pas moi. Mais dans cette classe, il y avait Sean Penn, Michelle Pfeiffer, Jeff Goldblum, Angelica Huston, et quelques autres futures stars. Nous étions et sommes toujours tous des comédiens en activité. Et c’était extraordinairement merveilleux et un grand challenge d’être dans cette classe, et le niveau de travail était tout simplement incroyable, c’était vraiment génial. Et elle nous a tous permis de nous développer ! Elle était extraordinaire. Et vraiment, une très grande partie de ce que je fais en tant que professeur vient d’elle. J’ai développé beaucoup de choses moi-même

aussi, et beaucoup de choses que faisait Peggy Feury venaient directement de Strasberg et de Sanford Meisner. Si bien que dans mes études avec Peggy, j’ai appris pas mal de la méthode de Meisner en plus de celle de Strasberg. Mais elle était vraiment un genre de génie universel. On aurait dit qu’elle connaissait tous les livres, chaque pièce de théâtre, chaque morceau de musique, toutes les œuvres artistiques existantes et toute l’histoire derrière, avec la culture et la politique.

C’était une femme très intéressante. Elle avait environ 50 ans quand j’ai commencé à travailler avec elle, et elle était narcoleptique, si bien qu’elle pouvait s’endormir pendant que nous jouions. Notre challenge était donc de ne pas la laisser s’endormir, parce que si elle s’endormait, nous savions que la scène était ennuyeuse… Elle ne le faisait pas exprès (rires). C’est elle qui m’a inspiré l’amour de la recherche historique autour de la période d’une pièce. Elle n’avait pas peur d’utiliser la Méthode avec n’importe quel style de jeu, absurde, avant-gardiste, une farce, de l’expérimental… ce n’était pas uniquement avec les pièces évidentes, comme celles de Tennessee Williams, etc. Les gens qui utilisent la Méthode et qui disent que ce n’est adapté que pour un certain style de jeu se trompent. La Méthode est vraiment une technique de base pour tout. Et je pense sincèrement que d’autres techniques peuvent être ajoutées à celle-ci. Surtout des techniques physiques, que ce soit Jacques Lecoq ou des techniques asiatiques, Grotowski ou d’autres. Avec la Méthode, cela permet juste de le rendre plus naturel et empirique. Avec la Méthode, ils peuvent devenir glorieusement vocaux et physiques. Je ne suis pas un fondamentaliste.

MM : Et que s’est-il passé ? Avez-vous continué à travailler avec Peggy ? Comment avez-vous commencé à mettre en scène ?

RC : Eh bien, j’ai étudié avec elle, et puis je suis devenu son assistant pendant environs six, sept ans. J’ai commencé à mettre en scène des pièces à 25 ans. J’avais joué beaucoup, mais j’étais souvent choisi pour des rôles très caricaturaux à Hollywood, dans les films, au théâtre et à la télévision. Je n’en avais pas marre de jouer, pas du tout, mais peut-être en avais-je marre des mêmes genres de rôle que je jouais toujours.

J’ai peut-être été attiré par la direction parce que je travaillais aussi comme photographe. Et je voulais combiner cette façon visuelle de voir les choses avec ma connaissance du théâtre. Si bien que je suis allé à l’école de cinéma de UCLA. À ce moment, je ne pouvais plus trop étudier avec Peggy, même si je la voyais souvent. Puis elle a été tuée dans un accident de voiture. Et… Je venais juste de reprendre le travail avec elle, nous répétions une pièce de Bernard Shaw, Disciple du diable, dans laquelle je tenais le premier rôle. Nous avions travaillé sur cette production par intermittence pendant des années, si bien que j’étais très excité par l’idée de terminer enfin cette pièce, avec elle comme metteur en scène évidemment, et puis à peu près un moins avant de présenter la pièce, elle a été tuée. Ça a été assez dévastateur pour moi… (Longue pause).

Mais quoi qu’il en soit, j’ai continué. J’ai poursuivi à l’école de cinéma. J’aimais vraiment diriger des films, et j’ai commencé à mettre en scène plus de pièces de théâtre aussi. Je suis tombé amoureux de la direction, pour ainsi dire. J’ai fait beaucoup de vidéos, quelques films et quelques pièces.

Et puis j’ai commencé à travailler, on me voulait dans les studios de cinéma à cause de ce que j’avais fait à l’école de cinéma. Je développais aussi des scénarios avec Paramount, et avec une compagnie qui fait partie de Paramount, et d’autres petites choses. Mais au bout d’un an, tout cela a commencé à me fatiguer, parce que tout le monde prenait de la cocaïne, faisait de grandes promesses et ne les tenait pas.

Alors j’ai décidé : je ferai du théâtre et du cinéma à New York, et si ce sont des films, ce seront des films indépendants, sinon je ferai beaucoup de théâtre. C’était difficile, surtout parce que le théâtre à New York ne paie pas très bien, à moins de faire un grand show sur Broadway. Alors je me suis rendu compte qu’il fallait que j’enseigne, à côté de me projets en tant que directeur et acteur. J’ai commencé à enseigner, au début surtout pour me faire de l’argent. J’enseignais l’écriture de scénario et la production vidéo, et puis j’ai obtenu mon poste au Lee Strasberg Institute.

Mais enseigner et diriger sont deux choses difficiles à combiner avec une carrière de comédien, parce qu’on n’a pas le temps d’aller à toutes les auditions. Et maintenant, mon plan est de mettre en scène Trois jours de pluie au Danemark. Et après avoir fait ce workshop au Danemark, je suis très content de monter ce projet. De la même façon que je suis impatient de faire le prochain workshop à Copenhague, en janvier 2005. Tout cela fait partie d’un plus grand projet d’aller faire des workshops partout en Europe, et je l’espère de diriger plus de pièces en Europe – c’est notre but, à moi et à ma femme Alejandra Orozco, qui est aussi comédienne et metteur en scène, et à notre studio ITNY, où j’enseigne et je dirige des projets en utilisant la Méthode et les petits plus que j’ai développés moi-même.

MM : Pourriez-vous brièvement, avant que nous finissions, me dire ce que vous pensez être les forces et les faiblesses de la Méthode ?

RC : Sa force, c’est que c’est un système par lequel vous pouvez vous sentir inspiré à chaque fois que vous travaillez, ou du moins presque à chaque fois. Et c’est ce que les comédiens ont recherché depuis le début depuis toujours. Tout comédien, tout comédien de talent, donnera de temps en temps une représentation absolument merveilleuse, et puis le soir d’après, ce sera médiocre. Il y a une histoire très connue de Laurence Olivier, quand il jouait Le Roi Lear. (Et il est censé avoir été le plus grand roi Lear jamais vu.) Un soir, il avait été absolument magnifique. Tous ses amis et collègues présents, qui l’avaient vu, ont pensé que c’était incroyable et se sont rendus dans sa loge pour le féliciter. Pourtant quand ils sont arrivés, il était en train de jeter ses affaires dans tous les sens. Alors ils ont demandé : « Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu étais super, c’était génial ! » Et il a répondu : « Oui, je sais,

mais je ne sais pas comment j’ai fait ! » Hors c’était justement le problème que Stanislavski essayait de résoudre. Et la Méthode résout ce problème. Je veux dire, bien sûr, ça ne résout pas absolument tout, mais ça le résout en grande partie.

Des faiblesses ? Je ne sais pas s’il y a des faiblesses, quand elle est bien utilisée et comprise. Je crois que c’est une mauvaise compréhension de la Méthode qui amène aux faiblesses. Il y a des comédiens qui s’imaginent que cela fait partie du style de la Méthode de marmonner et de se gratter beaucoup sur scène. Que cela vous rend caractériel et pas très communiquant avec les autres comédiens. Mais cela n’a rien à voir avec la Méthode. C’est simplement une convention tirée des films des années cinquante, où des gens comme Marlon Brando et James Dean jouaient des jeunes perturbés. C’était aussi la première fois aux États-Unis qu’on voyait des personnages issus de la classe ouvrière prendre la place principale dans un film. Ils jouaient des personnages sérieux qui étaient effectivement perturbés, dans des tee-shirts déchirés et réparant des voitures, des choses comme ça. C’était aussi très sexy dans un sens, quand ils le faisaient à l’époque, leurs manières, leur allure prolétaires. Alors les gens commençaient à dire : « Ça, c’est un style cool », et des imitateurs rejouaient exactement ce style, même en jouant des seigneurs et des dames.

MM : Au Danemark, la conception de la méthode est que vous devez vivre comme un alcoolique quand vous en jouez un, devenir gros si vous jouez un patron de la mafia, etc. Ce sont des exemples banals, mais vous voyez de quoi je veux parler ? Est-ce aussi l’une des idées fausses qu’on se fait aux États-Unis ?

RC : C’est une interprétation erronée à la fois au Danemark et aux États-Unis. Je dirais malgré tout que cela aide, de faire ces choses. Je veux dire, Robert de Niro a conduit un taxi pendant un mois avant de commencer Taxi Driver. Et vous croyez vraiment que c’est un

chauffeur de taxi parce que, sans regarder, il peut faire son kilométrage ; ses gestes, ses mouvements, il connaît tout cela. Si bien qu’il est légitime ! Mais vous n’êtes pas obligé de le faire. Je veux dire, j’ai joué un tueur plusieurs fois. Et de ce que j’en sais, je n’ai pas encore tué quelqu’un dans la vraie vie, au moins pas consciemment. Mais je peux imaginer être un tueur. C’est pourquoi j’ai développé l’exercice d’« expérience imaginaire », un exercice qui permet de substituer, quand vous n’avez pas accès à la véritable expérience. Je pense que ce doit être une combinaison entre les deux. De toute évidence, nous n’avons pas vécu au XVI e ou au XV e siècle, et donc quand on fait une pièce d’époque, il faut imaginer cette expérience. Bien sûr, il y a un certain nombre de recherches que l’on peut faire, mais si vous marchez dans la rue à New York avec ces vêtements, on va se moquer de vous. Les gens ne vont pas se comporter avec vous comme ils l’auraient fait à l’époque, évidemment. Alors il faut faire des approximations, il faut utiliser son imagination pour travailler le rôle.

MM : Alors vous continuez de travailler et de développer la Méthode et ses exercices ?

RC : Absolument ! C’est une chose qui évolue. Toute technique qui s’enlise est une technique morte. Le challenge, pour un professeur, c’est que vous pouvez travailler avec un débutant

ou avec un comédien confirmé, et ils peuvent avoir le même problème, mais le comédien confirmé a mieux appris à dissimuler son problème. S’ils veulent effectivement résoudre leurs problèmes, parfois il est utile de regarder comment un comédien débutant se débrouille pour résoudre le sien. Cela facilite la tâche, en permettant de dévoiler son problème au lieu d’essayer de le cacher. Et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il était bien d’avoir tant de différents niveaux dans le workshop de Copenhague. Je crois que c’est important de ne pas se sentir gêné par ses faiblesses, en tant que comédien. Je pense qu’un comédien – même un comédien reconnu – devrait accepter de se sentir nul de temps en temps, pour exposer ses faiblesses et pouvoir les résoudre, dans un workshop ou dans le processus de développement d’un travail. C’est le problème, nous devenons égocentriques. Nous savons que nous pouvons nous en sortir en faisant semblant.

MM : Et c’est probablement ce que voulait dire Peter quand il disait que certain comédiens se gênent eux-mêmes ?

RC : C’est exactement ça. Il faut être courageux. C’est pour cela que le public ne peut pas venir voir les cours ou les répétitions, parce que les comédiens devraient accepter d’être inconfortables, voire maladroits et mauvais de temps en temps. Parce que ce n’est qu’en dévoilant leurs faiblesses qu’ils peuvent les effacer complètement. Et les comédiens ne veulent pas montrer leur travail de laboratoire devant un public qui ne comprendra pas qu’il s’agit simplement d’un processus de répétition.

MM : Et pourtant le workshop à Copenhague sera ouvert aux gens du milieu du théâtre qui sait à quel point ce doit être délicat de s’exposer dans une situation de workshop tous les vendredis ?

RC : Oui. J’espère que les spectateurs ne seront pas enclins à critiquer, bien que cela soit pratiquement impossible. Mais je travaillerai avec ces comédiens pendant ces vendredis, si bien que les spectateurs verront les changements, en espérant que cela leur ouvre les yeux sur la façon dont la Méthode fonctionne. Et le public sera constitué de gens du théâtre, qui savent ce qu’est un processus de répétition.

MM : C’est tout ce que je voulais vous demander. J’ai hâte de voir le travail à Copenhague.

RC : J’adore cet endroit !

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